Un terrain à l’abandon
Le terrain vague est depuis longtemps un lieu de prédilection pour les interventions temporaires, pour l’agriculture improvisée et plus récemment, un lieu de l’appropriation citoyenne. Ce n’est pourtant pas le terrain vague en lui-même qui est intéressant, mais bien sa disponibilité: le promoteur y voit une occasion d’affaires, l’architecte y voit, l’accomplissement du grand projet, l’activiste y voit le lieu de défense d’un idéal, le citoyen y voit une socialisation à reconstruire. Or, qu’arriverait-il si l’on s’attardait plus spécifiquement au lieu en lui-même? Et qu’arriverait-il, surtout, si, en portant moins attention au «terrain», c’est-à-dire à cet espace déterminé en large partie par sa disposition à être construit, notre attention était davantage portée sur le «vague», c’est-à-dire sur la relation imprécise qu’il entretient avec notre expérience de la ville?
L’exposition
Cette exposition de Carole Lévesque présente 42 heures de marche, un peu plus de 5 000 photographies réunies en 120 collages, une base de données qui permet de croiser plus de 150 caractéristiques,144 minutes de film et de captation sonore, 75 objets, 90 spécimens de plantes, 100 heures de relevés, 400 heures de dessins perspectifs, et 1 400 heures de dessin à la main pour constituer six élévations paysagères. C’est par l’entremise de cette longue et lente accumulation documentaire que le projet de représentation se constitue et dans la création de ces six élévations paysagères que son regard attentif se réalise: six grands dessins, six relevés précis des choses observées, un dessin pour chaque journée de marche, pour recouvrer l’unité d’une expérience fragmentée. Ces dessins, où le geste de la main, la trace de la plume technique et le grain du papier réconcilient le visible et le tactile, le proche et le lointain, le temps et l’espace, sont des constructions, des «machines» à transformer notre regard sur ces paysages précieux, perdus et retrouvés.
L’exposition La précision du vague nous permet de suivre ce processus de découverte, un parcours de recherche et de création qui s’apparente à une véritable performance. Invité à partager cette expérience singulière, à se laisser saisir par plus d’une centaine de lieux improbables, le visiteur redécouvre ces espaces liés le plus souvent aux grandes voies ferrées ou asphaltées qui traversent l’île de Montréal. À bien les voir, nous constatons que ces lieux ne sont pas plus vagues que d’autres qui sont, eux, construits. Ce ne sont pas des trous dans la carte, encore moins des trous de mémoire. Ils participent à l’aménagement du territoire, ils font partie du paysage, ils en sont le revers critique. Le terrain vague, c’est le ressort sensible de l’imagination pour voir d’une autre façon le monde que nous édifions jour après jour.
La professeure et artiste espère ainsi transformer l’appréciation et la compréhension de ces lieux autrement délaissés. Par l’accumulation des modes de représentation, elle aspire à articuler un regard — et non pas un usage — productif sur ce paysage singulier, dans un objectif ultime de transformer l’attention que l’on porte à ce vague, de quelque chose à se débarrasser ou à remplir, à quelque chose que l’on accepte comme une partie prenante, positive, du paysage urbain.
L’exposition La précision du vague marque un tournant dans la réflexion théorique fondée sur la pratique de l’architecture et du design. Elle intéressera tous celles et ceux, architectes, architectes de paysage, urbanistes, professionnels et étudiants qui s’interrogent sur l’espace urbain des grandes métropoles.
Carole Lévesque, professeure à l’École de design de l’UQAM et artiste
Marcher, photographier, dessiner, documenter : le travail de Carole Lévesque s’investit dans des démarches longues et lentes pour explorer les formes de représentation du territoire urbain, ses temporalités et ses pratiques. À Montréal ou ailleurs, ce sont les lieux délaissés, préservés à l’écart ou en ruine qu’elle préfère arpenter. À travers ses différents projets de recherche-création et son enseignement, ce sont les questions relatives aux transformations urbaines et architecturales qui l’intéressent, particulièrement en regard au détournement, au recyclage des lieux, à la transformation des perceptions et des usages. Installé dans les limites disciplinaires, son travail explore des manières par lesquelles concilier recherche et projet. Elle détient un diplôme en design de l’environnement (UQAM), une maîtrise professionnelle en architecture (UBC) et un doctorat en aménagement, histoire et théorie de l’architecture (UdeM). Elle a enseigné l’architecture à l’Université de Montréal et à l’American University of Beirut avant de joindre l’École de design de l’UQAM en 2012, où elle enseigne la théorie et les pratiques du design. Elle est l’auteure de À propos de l’inutile en architecture (L’Harmattan, 2011) et de Finding Room in Beirut, Places of the Everyday (Punctum Books, 2019).